La structure interne du Christ de Rio par Thierry Kérisel

La place de la structure interne dans l’œuvre de la statue et son utilité

La statue du Christ Rédempteur de Rio-de-Janeiro (Brésil) est une oeuvre associant un promoteur brésilien, Heitor da Silva Costa, un sculpteur français, Paul Landowski et un ingénieur français, Albert Caquot. La structure interne de la statue, son « squelette », est la partie « ingénierie » de l’œuvre, celle d’Albert Caquot. Il peut sembler ingrat d’avoir à évoquer la structure interne d’un monument, même quand il s’agit de celle d’une statue aussi prestigieuse que celle du Christ Rédempteur de Rio de Janeiro. En effet, par définition, une structure interne ne se voit pas et la visite de celle de la statue du Christ Rédempteur n’est pas ouverte au public. Mais, cette structure interne est évidemment essentielle pour la stabilité de la statue et la pérennité de l’œuvre.

Les efforts très importants supportés par la structure interne

Cette structure interne, qui s’insère dans le volume général de la statue défini par le sculpteur Paul Landowski, doit être capable de supporter efficacement les contraintes engendrées par un ensemble d’efforts : le poids propre de la statue, soit 1145 tonnes ; les contraintes liées aux moments fléchissants et efforts tranchants résultant des porte-à-faux constitués par les bras ouverts (28 mètres de l’extrémité d’un doigt d’une main à l’autre) et la tête inclinée de la statue.De plus, cette statue de 38 mètres de hauteur (y compris le socle) est implantée, dominant Rio-de-Janeiro, au sommet du mont Corcovado, à 710 m au-dessus du niveau de la mer. Elle est ainsi exposée, sans protection, à la pression et aux rafales et turbulences des vents de tempête ou même d’ouragan : en mars 2004, par exemple, l’ouragan « Catarina » a frappé la côte brésilienne.

Pourquoi avoir fait appel pour la conception de cette structure interne à Albert Caquot ?

Depuis le début du 20e siècle s’est développée la technique du béton armé, bien adaptée pour constituer la structure interne de la statue. En 1926, la France est en pointe dans ce domaine, alors que le Brésil ne possède pas encore de connaissances techniques suffisantes pour une telle conception.
Albert Caquot, qui sera unanimement considéré comme l’un des plus grands ingénieurs du 20e siècle, a 45 ans en 1926. Depuis 1908, il a déjà conçu de très nombreux ouvrages innovants en béton armé : ponts, barrages, centrales électriques… Entre autres, il vient de concevoir en 1925 le pont de la Caille (Ill. 01) sur le ravin des Usses, en Haute-Savoie, à 11 km au nord d’Annecy, record du monde de portée de l’époque. Il s’agit d’un arc en béton sans armatures longitudinales, de 137,50 m d’ouverture, sur le ravin des Usses de 150 mètres de profondeur. Sa technique de construction est particulièrement ingénieuse. Sur un cintre flexible en bois suspendu à 4 câbles parallèles, le béton est coulé en 3 épaisseurs : la première épaisseur avec le cintre sert à porter la deuxième et les deux premières épaisseurs avec le cintre à porter la troisième. A noter l’esthétique de l’œuvre, préoccupation de l’ingénieur, comme celle d’un sculpteur.

L’autre motif de l’appel à Albert Caquot pour concevoir la structure interne de la statue

Albert Caquot n’est pas seulement l’homme du génie civil ; c’est un ingénieur universel. En particulier, durant la guerre de 1914-1918, pour remplacer le ballon captif d’observation de forme sphérique utilisé par l’armée française depuis 1794, très instable et qui ne résiste pas à une vitesse de vent de plus de 6 m/s (22 km/h), il a conçu un nouveau ballon très innovant, avec son treuil de manœuvre à couple de freinage constant. La carène profilée du ballon Caquot (Ill. 02) a une forme de saucisse à trois empennages, lui procurant une moindre résistance aérodynamique. Ainsi ce ballon résiste à 25 m/s (90 km/h) de vitesse de vent. Les trois empennages souples, disposés à 120 degrés et reliés rigidement à la carène, triangulés intérieurement par des câbles et gonflés par le vent donnent au ballon une grande stabilité, essentielle s’agissant d’un ballon d’observation. A la demande de l’amirauté britannique, Albert Caquot met au point une version de son ballon terrestre pour navires de guerre, permettant d’observer navires et sous-marins ennemis. Ce nouveau ballon supporte une vitesse de vent portée à 35 m/s.

Le ballon Caquot va être utilisé par toutes les armées et flottes alliées et son importance stratégique majeure (en particulier à Verdun en 1916) contribuera grandement à la victoire finale de 1918. Ceci démontre l’exceptionnelle maîtrise par Albert Caquot de la science de la mécanique des fluides.
Or, nous l’avons vu, le problème de la bonne prise en compte des efforts sur la statue du Christ Rédempteur des rafales et turbulences des vents de tempête ou même d’ouragan est tout à fait essentiel. Albert Caquot est donc l’homme de la situation.
A noter qu’au plan de la commande, on est dans un cas d’initiative de l’ingénieur, qui fait don de son invention à l’Etat, avec financement public de la construction.

La structure interne de la statue du Christ Rédempteur conçue par Albert Caquot

Les plans signés par Albert Caquot (Ill. 03, 04 et 05) nous montrent la structure réticulée (ou en treillis) complexe qu’il a adoptée pour la structure interne de la statue. Ces plans ont été en particulier reproduits dans le beau livre Cristo Redentor édité en 2007-2008 par l’éditeur brésilien Aprazivel Ediçoes . Il semble qu’Albert Caquot n’ait pas souhaité être rémunéré pour son oeuvre de conception de la structure interne de la statue du Corcovado, s’agissant de la représentation du Christ Rédempteur.
C’est cette technique en treillis qu’a utilisée à la même époque Albert Caquot pour la conception du pont La Fayette à Paris (Ill. 06), au dessus du faisceau dense des voies ferrées de la gare de l’Est. Ce pont La Fayette est un pont biais à poutre droite continue en treillis multiple de 149 mètres de longueur et 20 mètres largeur, avec des poutres de 10,40 mètres de hauteur.

Un aperçu de l’histoire d’Albert Caquot et de ses autres réalisations

Albert Caquot est originaire de Vouziers (Ardennes). Son père y était exploitant agricole. Dans ses études secondaires, les sciences mathématiques, physiques et chimiques le passionnent. Très tôt, il démonte, répare et perfectionne les outils agricoles de la ferme de ses parents.Il entre à l’École Polytechnique, en 1899, un an après le baccalauréat qu’il a passé au lycée de Reims (donc à bac + 1, ce qui est exceptionnel), dans la dernière promotion du 19ème siècle ; il n’a alors que 18 ans. Albert Caquot sort de Polytechnique dans le Corps des Ponts et Chaussées, ce qui correspond à sa vocation de constructeur. De 1905 à 1912, il débute sa carrière au service de l’Etat à Troyes (Aube). Il assainit la ville par 80 km de canalisations ovoïdes très innovantes et la protège également des inondations, sauvant ainsi de nombreuses vies humaines.Mobilisé à Toul, le 1er août 1914, il y commande la 21è compagnie d’aérostiers. C’est là qu’il conçoit le nouveau ballon évoqué ci-dessus. En juin 1915, Albert Caquot est appelé à devenir directeur de l’atelier mécanique d’aérostation de Chalais-Meudon ; le nouveau ballon y est assemblé en grande série sur ses plans. Le 11 janvier 1918, Clémenceau, devenu chef du gouvernement, nomme Albert Caquot directeur technique de l’aéronautique militaire. Celui-ci résout les problèmes de la fabrication en série des Spad avec moteur Hispano de 300 CV, que Guynemer réclamait en vain depuis de longs mois et qui donnent aux alliés la maîtrise de l’air en 1918. Albert Caquot, déjà décoré de la Légion d’honneur sur le champ de bataille, reçoit aussi toutes les plus hautes décorations alliées.

De 1928 à 1934, Albert Caquot retrouvera l’aéronautique comme directeur général technique et industriel du ministère de l’Air, qui vient d’être créé. Il fonde les premiers instituts de mécanique des fluides, construit l’Ecole nationale supérieure d’aéronautique Sup’Aéro, met en œuvre la construction métallique des avions et décentralise la production. Sa politique révèle de grands constructeurs : Marcel Dassault et Émile Dewoitine. En 1929 il lance la grande soufflerie « S1Ch » de Chalais-Meudon, pour l’essai d’avions en grandeur réelle, la plus grande du monde. Albert Caquot sera rappelé à la tête de l’aéronautique par le gouvernement fin 1938, mais trop tard pour rattraper l’industrie allemande qui a démarré ses fabrications massives de guerre avec 5 ans d’avance ; et les nombreux avions produits malgré cette relance tardive seront mal utilisés par le haut-commandement français en 1940.

En 1940, Albert Caquot (Ill. 07) revient définitivement au génie civil qu’il avait déjà retrouvé de 1919 à 1928 et de 1934 à 1938. Il réalise près de 400 ponts, dont plusieurs furent des records du monde. Son pont à haubans de Donzère Mondragon (1952) a été la première réalisation au monde d’un pont à haubans. Ce type de pont a fait depuis largement école à travers le monde, le dernier réalisé dépassant 1.100 m de portée centrale haubannée.En 1934, il a été élu à l’Académie des Sciences, section de Mécanique ; il participera assidûment pendant quarante-deux ans aux travaux de cette illustre Compagnie, qu’il préside en 1952. Sur son épée d’académicien sont symbolisées deux de ses œuvres (Ill. 08).Il réalise des barrages hydroélectriques dont celui de haute altitude de La Girotte (1944-1949) en Savoie, au pied du Mont-Blanc. Dans un contexte de pénurie de ciment et d’absence d’acier, Albert Caquot conçoit là un nouveau type de barrage à contreforts autostables et voûtes multiples à double courbure, en béton plein sans armature, retenant 50 millions de m3 d’eau, turbinés 540 m plus bas.

Entre autres ouvrages sortant du commun, Albert Caquot réalisera aussi :

  • la forme Jean Bart (Saint Nazaire) de construction de grands navires (1935) d’où sortira le cuirassé Jean Bart de nuit le 19 juin 1940, sous le feu allemand, pour rallier Casablanca (Maroc) ;
  • la grande écluse fluviale de Bollène à Donzère Mondragon (1950), sur le Rhône, de 30 mètres de hauteur, qui resta longtemps un record du monde pour la dénivelée entre biefs ;
  • la construction de l’usine marémotrice de la Rance (Ille-et-Vilaine) (1961-1966) (photo 09).

Jusqu’à sa mort en 1976, à 95 ans, Albert Caquot continua inlassablement à travailler. Il élabora en particulier un projet de barrage du Mont Saint-Michel dont la puissance aurait été de 18.000 MW, équivalente à celle de 6 sites nucléaires de chacun 3 tranches de 1.000 MW.

« Vous avez été partout un révolutionnaire, non de ceux qui détruisent, mais de ceux qui édifient et dont l’Histoire écrit le nom en lettres d’or. Ces hommes, ce sont les créateurs… » avait dit à Albert Caquot le Président du Conseil des ministres, Antoine Pinay, en lui remettant, en 1952, les insignes de grand-croix de la Légion d’Honneur, la plus haute distinction française.En 1977, peu après son décès, l’Académie des Sciences salua en Albert Caquot « celui qui depuis un demi-siècle était et restait le plus grand des ingénieurs français vivants ». Une commémoration du 120e anniversaire de sa naissance a eu lieu en 2001, avec entre autres l’émission d’un timbre (Ill. 10).

Bibliographie

  •  Kerisel, Jean, 1978, Albert Caquot 1881-1976 Créateur et Précurseur, Paris, Eyrolles.
  •  Kerisel, Jean, 2001, Albert Caquot 1881-1976: savant, soldat et bâtisseur, Paris, Presses de l’École Nationale des Ponts et Chaussées.
  •  Kerisel, Jean et Kerisel, Thierry, 2001, « Albert Caquot (X 1899) », in Bulletin de la Société de la Bibliothèque de 1’Ecole Polytechnique, n° 28.
  •  Kerisel Thierry, 2008, « Le Champenois Albert Caquot (1881-1976), ingénieur génial, universel et visionnaire », in La Vie en Champagne n° 53.